Thonburi, le visage paisible de Bangkok
Quand on évoque Bangkok, ce sont souvent les néons de Sukhumvit, les bousculades de Khao San Road ou la frénésie des marchés flottants qui viennent à l’esprit. Pourtant, sur l’autre rive du fleuve Chao Phraya, une Bangkok plus secrète, presque suspendue hors du temps, attend les voyageurs curieux : Thonburi, l’âme historique de la capitale thaïlandaise.
Ici, pas de gratte-ciels scintillants à perte de vue, mais des ruelles ombragées, des maisons sur pilotis, et une population qui vit au rythme des cloches des temples bouddhistes. Thonburi, c’est la douceur d’un Bangkok oublié, un lieu où l’histoire se mêle au quotidien et où l’on se sent, étrangement, chez soi à l’autre bout du monde.
Un peu d’histoire pour mieux s’imprégner
Avant que Bangkok ne devienne la tentaculaire mégapole que l’on connaît aujourd’hui, Thonburi fut la capitale du royaume de Siam. Durant quelques années seulement, après la chute d’Ayutthaya en 1767, le roi Taksin y établit sa cour. Son règne bref mais déterminant marque encore les pierres de cette partie de la ville, moins modernisée que ses consœurs orientales.
Visiter Thonburi, c’est marcher dans les pas des premiers souverains de l’actuelle Thaïlande, avant que la ville ne traverse le fleuve pour s’étendre et s’occidentaliser massivement. C’est là que l’on découvre pourquoi les Thaïlandais portent tant de respect au roi Taksin, souvent surnommé « le Grand » pour avoir unifié le pays après l’invasion birmane.
Balade à fleur d’eau : les khlongs de Thonburi
L’un des grands plaisirs de Thonburi consiste à s’abandonner à la caresse d’un longtail boat vrombissant au fil des khlongs — ces canaux emblématiques de Bangkok, qui formaient autrefois de véritables autoroutes aquatiques. Contrairement à ceux de la rive Est, beaucoup de khlongs ouest gardent encore leur charme sérénissime.
Glisser ainsi sur l’eau, entre maisons penchées, jardins luxuriants et temples éblouissants, donne l’impression de remonter le fil du temps. On croise des pêcheurs en barque, des enfants qui rient depuis les pontons en bois, des femmes qui nourrissent les poissons pour le mérite bouddhiste. Une scène banale, peut-être, mais profondément émouvante.
Wat Arun : le temple de l’aube dans toute sa splendeur
Exception faite de son immense silhouette visible depuis presque toute la ville, Wat Arun trône sur la rive Thonburi comme un gardien des jours anciens. Entièrement recouvert de morceaux de porcelaine colorée brisées — vestiges de cargaisons chinoises — son prang principal (tour) se dresse, majestueux, vers le ciel.
Le visiter tôt le matin, quand les teintes rosées de l’aube embrasent ses façades, est une expérience inoubliable. Peu de touristes viennent à cette heure-là, préférant la lumière dorée du crépuscule. Tant mieux. On profite alors du silence, des prières murmurées, du clapotis du fleuve tout proche, comme si le temps s’était figé.
Le musée des barges royales : quand la royauté vogue
À deux pas de Wat Arun se cache un petit bijou hors des sentiers battus : le musée des barges royales. Installé dans un hangar discret au bord d’un canal, ce musée présente les somptueuses embarcations utilisées lors des cérémonies fluviales officielles. Chacune est finement sculptée, dorée à la feuille, parfois ornée de têtes de naga ou de Garuda.
On imagine aisément la splendeur de ces processions sur le fleuve, au son grave des tambours et aux battements réguliers des rameurs. Même si vous n’assistez pas à ce spectacle rare, observer ces œuvres d’art statiques suffit à éveiller l’imaginaire. Une merveille silencieuse, où chaque barge raconte un pan de l’histoire thaïlandaise.
Ruelles secrètes et maisons traditionnelles
Thonburi n’est pas un musée à ciel ouvert : c’est un quartier vivant. On le découvre en marchant, doucement, loin des circuits touristiques. La rue Kudeejeen, par exemple, est un petit havre multiculturel où s’entrelacent traditions portugaises, siamoises, et chinoises. Ici, les douceurs locales racontent des histoires d’immigration et de fusion culinaire.
Dans cette rue prospère depuis trois siècles, on goûte au khanom farang (le « gâteau des étrangers ») : une pâtisserie à la fois moelleuse et croustillante, parfumée à la fleur d’oranger. Derrière les volets fatigués, certains habitants ouvrent et ferment leurs échoppes depuis plusieurs générations. Il suffit parfois d’un sourire pour qu’ils vous partagent leur histoire autour d’un café.
Des temples aux visages inconnus
Si Wat Arun vole souvent la vedette, Thonburi regorge de temples discrets à l’élégance touchante. Le Wat Ratchaorot, par exemple, caché dans une ruelle paisible, respire la sérénité. Peu visité, il permet une immersion sincère, sans interférence. Les bonzes, bienveillants, n’hésitent pas à échanger quelques mots avec vous, même si le silence reste ici plus éloquent que mille conversations.
Un peu plus loin, le Wat Prayoon dévoile une immense cloche blanche, semblable à une soucoupe lunaire posée en bord de fleuve. On y trouve un jardin zen étonnant, peuplé de tortues apportées par les fidèles. Lentement, elles avancent dans l’ombre des frangipaniers, rappelant que la vie, ici, coule calme et profonde.
Suggestions pour explorer autrement
Pour éviter de tomber dans un itinéraire trop figé, pourquoi ne pas envisager d’explorer Thonburi de manière alternative ? En voici quelques pistes :
- À vélo : Louez un vélo pour suivre les petits sentiers bordés de bananiers et découvrir les arrière-cours que seuls les locaux fréquentent.
- Avec un guide local : De nombreuses agences (souvent tenues par des habitants du quartier) proposent des tours à pied ou en bateau à taille humaine, parfaitement adaptés à une découverte respectueuse.
- En mode flânerie : Perdez-vous. Vraiment. Thonburi est suffisamment sûr pour se laisser porter sans but précis. C’est souvent là que la magie opère.
Conseils pratiques pour une immersion réussie
- Bien choisir son moment : Préférez le matin ou la fin d’après-midi, quand la chaleur baisse un peu et que les couleurs s’adoucissent.
- Respecter les lieux de culte : Épaules couvertes et chaussures ôtées dans les temples. Un petit geste, mais qui fait toute la différence.
- Miser sur la discrétion : La photographie est évidemment tentante, mais restez attentifs à la vie locale. Certaines scènes ne demandent qu’à être regardées, pas immortalisées.
- Prévoyez du liquide : De nombreux restaurants ou stands n’acceptent pas la carte. Et boire un jus de coco fraîche en bord de canal, ça n’a pas de prix.
Thonburi, une parenthèse sensible dans le tumulte bangkokois
Il m’est arrivé de revenir, plusieurs fois, du côté ouest de Bangkok. Et à chaque visite, cette étrange impression de ralentir, de revenir à l’essence même du voyage : la rencontre, l’observation, le respect. Thonburi ne cherche pas à impressionner. Elle chuchote, elle s’insinue, elle touche. Et c’est peut-être là, justement, sa plus grande force.
Alors, la prochaine fois que Bangkok vous étourdit, traversez le fleuve. Laissez-vous dériver entre l’éclat des stupas, les bruissements du vent dans les palmiers, les sourires des pêcheurs. Vous découvrirez une autre capitale, plus intime, plus ancienne — mais peut-être aussi plus vibrante. Thonburi ne fait pas de bruit, mais elle résonne longtemps dans le cœur.